Pour la filière de la betterave, cette année 2020 semble bien être une année noire. Ou plutôt jaune, tant les chiffres de contamination des champs de culture de betteraves sucrières français à la jaunisse sont hauts.
Cette récolte 2020, économiquement périlleuse, a contraint ces dernières semaines la filière et le Ministère de l’Agriculture à proposer un assouplissement législatif en matière d’usage des néonicotinoïdes, dès la prochaine récolte, en 2021 (1).
Un projet de loi ouvrant à nouveau le droit d’utilisation des néonicotinoïdes (ou NNI) est en préparation et s’apprête, en ce début d’automne, à être présenté au débat à l’Assemblée Nationale.
Pour nous, Pirates, plusieurs aspects de ce projet de loi posent problème.
Les néonicoquoi ?
Les néonicotinoïdes sont des substances de synthèse biocides, plus précisément des insecticides, dont l’efficacité repose sur leur capacité à prévenir et éliminer les insectes parasites qui transmettent des maladies dans les cultures, notamment la jaunisse pour la betterave.
Il s’agit d’une famille de produits phytosanitaires inventés dans les années 1980 comprenant différentes molécules qui ont chacune leurs propres caractéristiques et un usage spécifique. (2)
C’est l’insecticide le plus utilisé dans le monde pour la protection contre les insectes (3). Il est utilisé par pulvérisation sur la végétation ou enrobage des semences.
Pourquoi un insecticide contre la jaunisse de la betterave ? Parce que cette maladie se transmet par des insectes vecteurs de deux virus de la jaunisse ( le Beet Chlorosis Virus et le Beet Mild Yellowing Virus ), les pucerons . Dans le cadre de la culture de la betterave, les NNI sont utilisés par enrobage de la semence, ce qui permet une action systémique de la molécule dans la plante.
En août 2020, le Gouvernement communique sur les risques économiques qui pèsent sur la filière de la betterave sucrière, et l’incapacité des alternatives techniques à être aussi efficaces que les NNI à l’heure actuelle.
C’est cette position officielle qui nous mène aujourd’hui au cœur de ce débat.
Les néonicotinoïdes, des résultats incontestables à moindre coût…
Oui, les néonicotinoïdes fonctionnent. Et pourtant en France, les NNI sont interdits depuis la loi sur la reconquête de la biodiversité de 2016 (4). La liste des substances concernées est rendue publique par décret en 2018, avec parmi elles, les NNI, interdits également depuis 2019 dans l’ensemble de l’Union Européenne.
…interdits pour de bonnes raisons.
En 2012, une étude collaborative entre l’Institut Technique et Scientifique de l’Apiculture et de la Pollinisation (ITSAP), l’Institut National de la Recherche Agronomique (INRA) et les Instituts Techniques Agricoles (ITAs) démontrait les effets des néonicotinoïdes sur les pollinisateurs : Ces insecticides réduisent leur capacité à s’orienter en vol, avec un vrai risque de létalité. (5)
En 2013, Jeroen van der Sluijs de l’Université d’Ultrecht démontre que les effets des néonicotinoïdes sur les pollinisateurs les rendent plus fragiles face aux parasites et aux maladies. (6)
Toujours en 2013, l’Autorité Européenne de Sécurité des Aliments (EFSA) alerte sur un risque avéré pour les écosystèmes exposés aux néonicotinoïdes, quelle que soit la méthode (enrobage, épandage ou pulvérisation notamment) ou la molécule utilisée, risque dont les abeilles sont aujourd’hui devenues le symbole, mais pas les seules victimes. (7)
En 2016, la Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité (FRB) rédige un rapport synthétique de différentes analyses scientifiques sur les effets des néonicotinoïdes. Les conclusions sont claires : Les effets de ces substances sur les écosystèmes, la faculté de propagation des molécules (quelle que soit la méthode utilisée), leur faible biodégradabilité, leur toxicité sur les espèces pollinisatrices, les faunes invertébrées aquatiques, les oiseaux, ainsi que chez les vertébrés sont largement sous-estimés. (8)
En 2017, l’Agence Nationale de Sécurité Sanitaire de l’Alimentation, de l’Environnement et du Travail (ANSES) conclut dans un rapport que le recours aux néonicotinoïdes pose un risque sanitaire humain, particulièrement sur le développement du cerveau. (9)
En 2018, les travaux de Michelle L. Hladik, Anson R. Main et Dave Goulson publiés par l’American Chemical Society, montrent que la méthode d’enrobage des semences (utilisée pour la betterave) permet d’éliminer les pics de toxicité, mais crée un effet prophylactique qui rend la contamination continue dans le temps et l’espace. Ces travaux indiquent également que les bénéfices des néonicotinoïdes ne reposent pas sur des preuves réellement saisissables pour les cultures concernées. (10)
Comment s’en passer ?
De nombreuses alternatives existent, et certaines sont toujours à l’étude aujourd’hui. Ces alternatives sont de différents natures : produits phytopharmaceutiques, techniques de biocontrôle ou agronomiques, génétique des semences… Parmi ces alternatives, on trouve plus précisément (11) :
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Le lâcher de coccinelles ou de syrphes ; une alternative extrêmement coûteuse et peu rentable (1200€/hectare), dont le déploiement n’est jamais en prévention mais en réaction, et donc, forcément, après contamination par les pucerons ;
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l’utilisation d’ autres produits phytosanitaires autorisés à ce jour et conseillés par l’Institut Technique de la Betterave, tels que le Teppeki ou le Movento, mais dont l’efficacité n’est pas aussi grande (les pucerons développent des résistances) que celle des NNI et dont la méthode d’utilisation par pulvérisation ne garantit pas la précision de l’enrobage de semence tout en causant d’autres problématiques environnementales ;
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Des variétés de semences tolérantes , qui offrent une protection et une résilience systémique, mais pour lesquelles nous devons encore compter sur quelques années de recherche pour assurer un perfectionnement suffisant ;
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Des plantes de service (graminées), qui permettent l’action d’auxiliaires, des micro-organismes à effet insecticide, et là aussi, la question de l’importance de faire avancer la recherche agronomique est proéminente avant d’envisager cette solution comme un réel substitut aux NNI ;
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Des organismes entomopathogènes (comme le champignon Lecanicaillium muscarium), des champignons parasites pour lesquels la recherche doit ici encore avancer ;
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Des changements dans les méthodes de culture (ne pas semer trop tôt / terre froide / mélange des cultures), qui restent porteurs d’autres risques (retard de récolte, productivité, tolérance des plantes entre elles).
Mais toutes ces alternatives demeureraient moins efficaces que les néonicotinoïdes (12), et les plus grands espoirs de la filière reposent sur les avancées des recherches agronomiques dont l’INRAE (Institut National de Recherche pour l’Agriculture, l’alimentation et l’Environnement) vient d’être chargée (13).
L’ANSES tranche elle aussi cette question, avec un rapport, publié en mai 2018 (14), précisant qu’aucune alternative phytosanitaire n’est à la hauteur des NNI.
En plus de souffrir des mêmes écueils que les néonicotinoïdes, ces solutions alternatives sont généralement plus coûteuses et plus difficiles à mettre en place, notamment parce qu’elles induisent souvent la nécessité d’être couplées pour être pleinement efficaces, ou imposent un lourd travail aux agriculteurs.
Que propose le Gouvernement ?
Le projet de loi (15) soumis au débat s’oriente, à ce jour, vers une ré-autorisation de l’usage des néonicotinoïdes, sans cadrer réellement qui pourra jouir de cette autorisation.
Le point de départ de ce projet de loi est économique : la filière de la betterave risque gros, et elle est un maillon important d’un écosystème agricole. Sur les épaules des agriculteurs et agricultrices qui produisent de la betterave sucrière, à qui on impose déjà de produire plus, mieux, et à qui on peine à donner les ressources et les solutions pour affronter des situations de grand changement ou d’instabilité (notamment climatique), repose la survie économique d’autres filières.
La filière de la luzerne (qui partage ses usines de déshydratation avec les betteraviers), celle de l’élevage (qui utilise la pulpe de betterave dans l’alimentation des troupeaux), ou encore les sociétés d’acheminement des produits et sous-produits concernés subissent les dommages collatéraux de cette jaunisse.
Problème, dans le projet de loi, la filière de la betterave n’est mentionnée nulle part. Si ce projet de loi est voté en l’état, un simple décret pourra autoriser l’usage de néonicotinoïdes dans n’importe quelle autre filière.Le risque de dérive est immense, d’autant plus que la filière du maïs pousse déjà pour retrouver le droit à cet usage (16).
S’il est adopté, ce projet de loi ouvre une porte qu’il sera particulièrement difficile de refermer. (17)
Mais peut-on réellement adopter une telle loi ?
C’est en vertu du Règlement Européen n° 1107/2009 (18) que le Gouvernement entend ré-autoriser « pour une période de 120 jours » selon son communiqué officiel, l’usage des NNI.
Le Règlement Européen en question, et notamment son article 32, permet aux États membres d’avoir recours à des produits phytopharmaceutiques interdits dans des circonstances exceptionnelles où aucune autre solution n’est adoptable.
Cependant, la Constitution Française, dans l’article 5 de la Charte pour l’Environnement qui lui est adossée, dit ceci :
Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage.
Article 5 de la Charte de l’Environnement. (19)
Il parait difficile de répondre à l’impératif constitutionnel lorsqu’on envisage la ré-autorisation de produits que l’on sait dangereux à bien des égards.
Qu’en pensent les Pirates ?
Plusieurs questions se posent à nous dans ce débat :
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La situation économique de la filière de la betterave représente-t-elle un danger ou une menace suffisamment importante pour invoquer la dérogation européenne que le Gouvernement agite précieusement, alors qu’il estime lui-même des dégâts de l’ordre de 50% des récoltes ?
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Existe-t’il d’autres voies pour retenir l’effet domino sur les autres filières ?
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Les solutions alternatives de biocontrôle utilisables à ce jour ne représentent-elles pas les moyens raisonnables prévus par l’article 32 du Règlement Européen invoqué ?
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Quels sont les enjeux constitutionnels d’une ré-autorisation allant autant à l’encontre de notre Constitution ?
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Comment pouvons-nous déplacer le poids de ces enjeux qui repose aujourd’hui uniquement sur les épaules des agriculteurs et agricultrices ?
Le débat est en cours au Parti Pirate. Mais, déjà, nous étudions plusieurs pistes pour les filières concernées tout en continuant à tout faire pour protéger notre biodiversité.
Il nous semble que le débat à l’assemblée nationale ne devrait pas se contenter d’une discussion « pour ou contre les NNI ? » mais bien de faire un choix entre plusieurs possibilités :
- La possibilité d’envisager une dérogation à l’utilisation des NNI, mais dans un cadre très précis et restrictif (un produit, une méthode, une culture cible) et une temporalité ferme.
Si une dérogation doit être mise en place, celle-ci doit se faire en cohérence avec un temps de recherche, nécessairement plus long, et non d’une récolte à une autre.Pendant cette potentielle ré-autorisation, l’État et l’Union Européenne devront trouver une solution efficiente en remplacement des néonicotinoïdes en dotant de moyens forts la recherche et l’innovation.
Pour nous, Pirates, cette recherche doit être libérée de la propriété intellectuelle sur le vivant et l’innovation. Nous croyons en la circulation des connaissances et des savoirs, et pensons que la situation actuelle doit nous faire prendre conscience des limites des Certificats d’Obtention Végétale (COV), de la brevetabilité du vivant et de l’invention.
- La possibilité d’encourager financièrement les agriculteurs et agricultrices qui voudraient utiliser des solutions de biocontrôle en lieu et place des NNI, en leur assurant de le faire sans perdre la dynamique économique de leurs exploitations, et en totale coopération avec la recherche agronomique.
Et sur le long terme…
Parallèlement, il nous semble urgent de mettre en place une politique d’agriculture résiliente, qui prend en compte les nouveaux éléments contextuels et leur comportement (et particulièrement le climat), dans la recherche agronomique.
L’effort politique actuel du Gouvernement, illustré par le contenu du nouveau Plan National de Recherche et Innovation, reste centré sur la dimension économique (20).
Nous pensons que ce Plan est loin d’être suffisant et que les enjeux sanitaires, environnementaux et humains ne doivent pas être dilués dans des considérations économiques.
En 2021, l’Union Européenne réformera sa Politique Agricole Commune (PAC). Notre gestion de la recherche sur les semences, basée aujourd’hui sur une stabilité de l’environnement qui n’est plus acquise (21), les différents types de solutions que nous confions aux agriculteurs et le pilotage des aides apportées aux exploitations à hautes performances environnementales doivent faire partie des axes de réforme de l’agriculture européenne de demain.
Nous devons réorienter notre politique agricole européenne vers une agriculture respectueuse de l’environnement, compréhensive des enjeux écologiques et agronomiques, et structurée pour prévenir les risques économiques et environnementaux comme ceux que connaît la filière de la betterave aujourd’hui.
Nous regrettons que ce projet de loi, cédant à la facilité, couvre un champ d’action bien trop large, ignorant dans le même temps d’autres possibilité d’action pour soutenir le secteur.
Le Gouvernement n’a pas pris la mesure de l’impact du réchauffement climatique, dont la crise du secteur betteravier est déjà une conséquence.
Nous devons d’urgence mettre en place un programme pour préparer notre agriculture aux changement climatique qui arrive, pour soutenir nos agriculteurs qui seront, encore une fois, en première ligne et ne doivent pas y être seuls.
Le Parti Pirate poursuit le débat, sur ce sujet et bien d’autres, notre forum est ouvert : https://discourse.partipirate.org
Sources :
3 – https://link.springer.com/article/10.1007/s11356-014-3470-y
4 – https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/article_jo/JORFARTI000033016345?r=ZG21IFtDdD
5 – https://science.sciencemag.org/content/336/6079/348
6 – https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S1877343513000493
7 – http://www.efsa.europa.eu/fr/press/news/130116
8 – https://www.fondationbiodiversite.fr/wp-content/uploads/2019/06/FRB-Biodiversite-neonicotinoides.pdf
9 – https://www.anses.fr/fr/system/files/BIOC2016SA0104.pdf
10 – https://pubs.acs.org/doi/full/10.1021/acs.est.7b06388
12 – « The preferred options include organic farming, diversifying and altering crops and their rotations, inter-row planting, planting timing, tillage and irrigation, using less sensitive crop species in infested areas, using trap crops, applying biological control agents, and selective use of alternative reduced-risk insecticides « , dans https://link.springer.com/article/10.1007/s11356-014-3220-1
13 – https://www.inrae.fr/sites/default/files/pdf/Plan%20national%20de%20Recherche%20et%20Innovation.pdf
14 – https://www.anses.fr/fr/system/files/PHYTO2016SA0057Ra-Tome1.pdf | https://www.anses.fr/fr/system/files/PHYTO2016SA0057Ra-Tome2.pdf | https://www.anses.fr/fr/system/files/PHYTO2016SA0057Ra-Tome3.pdf
15 – http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b3298_projet-loi#
18 – https://aida.ineris.fr/consultation_document/351
19 – https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/LEGITEXT000006051372/2020-09-21/
20 – https://www.inrae.fr/sites/default/files/pdf/Plan%20national%20de%20Recherche%20et%20Innovation.pdf
21 – https://resiliencealimentaire.org/la-gestion-des-semences-et-de-la-diversite-cultivee/
Sources à jour : https://www.zot